jeudi 6 mai 2010

DEUX

Le rendez vous est fixé au théâtre de marionnettes des jardins royaux du belvédère du château de Prague. C'est un drôle d'endroit qui a été fermé depuis. Encaissé entre deux hautes haies de thuyas, un chapiteau en bois joyeusement coloré surplombe une paire de lourdes tentures de velours rouge, ouverte sur un lit d'hôpital vide. On y joue des "classiques" autorisés par le parti. Je suis supposé y retrouver une famille : un homme, sa femme, le père et la mère de sa femme. On m'a prévenu par message chiffré qu'ils seraient séparés aux alentours mais qu'ils porteraient des lunettes de la même marque européenne en signe distinctif. Je dois les contacter séparément et leur donner des instructions : nous quittons la Tchécoslovaquie et franchissons le rideau de fer demain ; je suis leur passeur.

C'est l'homme, le mari, que je vois en premier. Pourtant il s'est posté en retrait, à l'entrée d'un café qui jouxte le théâtre. Comme s'il souhaitait être contacté en dernier. Je me suis installé à la table derrière lui, si bien que nous nous tournons le dos. Je peux facilement lui parler sans éveiller les soupçons en cachant les mouvements de mes lèvres dans le col de mon caban sorti des manufactures soviétiques. Il n'a qu'à me répondre par des grognements ou des raclements de gorge. Cela ne m'a demandé que cinq minutes pour lui communiquer ses informations et au bout d'un temps, il se lève doucement et s'en va marcher vers le théâtre. Je reste plus longtemps pour donner le change. J'en profite pour vérifier une nouvelle fois que je ne suis pas suivi. Mais il n'y a là que des familles, des enfants accompagnés de leurs mères, des vieillards : rien d'inhabituel pour l'endroit.
Le second que j'ai repéré c'est le père de la femme. Il se tient près des téléphones publics, l'air hagard. On lit la peur sur son visage malgré les verres opaques de ses lunettes de soleil. Ses paupières luisent à la lumière et il se frotte les mains sans arrêt sur les jambes de son pantalon en grosse toile grisâtre. N'ayant pas d'endroit sûr pour me tenir proche de lui, je joue les passants qui flânent et s'arrêtent pour demander un renseignement. Sa stupeur a bien failli briser toute velléité de couverture. Je réussis à me maîtriser et à le calmer, suffisamment pour lui faire passer ce qu'il doit savoir : un lieu et une heure de rendez vous et la consigne de se tenir caché et prêt à grimper dans le véhicule qui se présentera correspondant au signalement que je lui donne. Puis je m'éloigne d'un pas tranquille, vérifiant que son état ne donne pas de signes d'alerte.
Je trouve la femme et sa mère sous des foulards ternes assises sur les bancs juste en face du théâtre. Je m'installe derrière elles et me penche en avant pour leur parler. La jeune femme semble fébrile, ses épaules sont comme secouées de tremblements, légers mais continus. Elles ont cependant une réaction parfaitement calme et naturelle, un simple hochement de leurs deux têtes me fait comprendre que tout est enregistré. Je dois passer prendre le père en premier, elles ensuite puis le mari en dernier. Je le leur rappelle pour les rassurer et leur dis que tout le monde est prévenu. Dans un bond, la femme se relève et se tourne vers moi, le visage en larme. De la main elle retire son foulard dégageant ses cheveux décoiffés et gras. Elle crie presque, sa voix s'étranglant dans un sanglot, que son mari a été arrêté la veille dans leur logement et qu'il n'a pas été revu en vie depuis.

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Dessins :
  1. Porto
  2. Porto
  3. Porto
  4. Porto

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